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Causerie

Un chef de bureau vient de mourir qui a eu au théâtre des succès classés parmi les plus retentissants de ce siècle. Ne vous étonnez pas que cet auteur dramatique si fécond fût rond-de-cuir de son état. Bureaucratie et littérature sont des soeurs amies. Les administrations et les ministères regorgent en effet de vaudevillistes. Le métier offre tant de loisirs, et l'atmosphère paisible des cartons verts est si propice aux labeurs de l'écrivain ! De loin en loin on a un rapport à rédiger, un état signalétique à remplir. Mais, le reste du temps, liberté entière de se consacrer aux complications poivrées des pièces du Palais-Royal ou aux joyeux couplets de l'opérette.

C'est ainsi que feu Chivot a passé sa vie entre son bureau et ses livrets. Chivot, ce nom ne dit rien tout d'abord, mais associé à celui de Duru, — comme Duvert et Lausanne, Meilhac et Halévy, Blum et Toché, — on se souvient aussitôt de ces pièces dont plusieurs ont vu la millième et qui s'appellent les Cent Vierges, Madame Favart, Gillette de Narbonne, Fleur de Thé, le Voyage de Suzette, la Fille du Tambour-Major, et enfin la toujours jeune et triomphante Mascotte.

Ah ! cette Mascotte, qui ne se souvient de sa vogue inouïe à la création, lorsque blonde et accorte sous l'ajustement de bergère ?? la Florian, Montbazon chantait le célèbre : Je t'aime mieux que mes dindons-ons-ons , tandis que Morlet- Pippo répondait à ses glous glous par le bèè barytonant de ses moutons! Ce fut un fredon immédiatement populaire, chantant dans la mémoire et aux oreilles de tous jusqu'à l'obsession. Et les plaisanteries de Rocco et de Laurent XVII s'échangeaient couramment dans la conversation. La Mascotte est aujourd'hui encore la ressource des théâtres d'opérette dans l'embarras. Dès que ce nom heureux paraît sur l'affiche, il est rare que le public y fasse grise mine.

Le pauvre Duru, du fond de sa demeure dernière, aura donc longtemps encore la consolation de se survivre en cette aimable fille. En dehors de ses oeuvres, ce brave homme n'eût pas d'histoire. Il ne sortait de son bureau que pour suivre les répétitions de ses pièces. Après la première, il rentrait dans sa coquille, où, bénédictin de l'opérette, il pondait inépuisablement de nouveaux livrets.

Aussi était-il fort peu connu et lui-même connaissait peu de gens. Son ignorance des célébrités du temps allait même-jusqu'à l'invraisemblable, à en juger par l'anecdote suivante.

On reprenait une de ses pièces aux Variétés, et Duru était dans le guignol pour suivre la répétition. Il y avait là un inconnu pour lui, qui, de temps en temps, donnait des conseils paternels et toujours judicieux, rappelant par des souvenirs opportuns les bonnes traditions léguées par les créateurs. La répétition finie, Duru demanda au directeur : Quel est donc ce gros vieux Monsieur si bien documenté et si connaisseur?

L'imprésario faillit s'évanouir d'étonnement. Pensez donc : le personnage inconnu de Duru n'était autre que Sarcey!

Ainsi, il existait à Paris un homme de théâtre sur la brèche depuis trente ans, un auteur arrivé, de longue date justiciable du feuilleton du Temps, qui ne connaissait pas les savantes besicles, la large face matoise, le sourire épanoui et fin, le ventre copieux du « grand prieur du bon sens » ! Duru n'avait jamais vu, môme en effigie, l'Oncle illustre! Fallait-il que ce vaudevilliste vécût comme un reclus et véritablement en chartre privée?

Rien que pour ce trait inouï, qui démontre si bien l'invraisemblance du vrai, le nom de Duru mériterait de passer à la postérité. Car le Parisien qui n'a jamais vu Sarcey est assurément un être d'exception, quelque chose comme le Huron de Voltaire... Autant dire qu'on habite les Champs-Elysées, mais qu'on ignore l'Arc de Triomphe !

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